Chez les Darkhad, peuple nomade du Nord de la Mongolie, les incontournables transhumances marquent les changements de saison. L’équipe de Bivouaq, magazine signé Atalante, a eu le privilège de vivre l’une d’entre elles auprès d’une famille d’éleveurs, en attendant le printemps. Elle vous raconte cette rencontre unique !
Le départ de la transhumance Darkhad en Mongolie
Sur les bords du lac Khövsgöl, à quelques dizaines de kilomètres tout juste de la frontière russe. Il est 18 heures et les derniers rayons de soleil « réchauffent » encore l’atmosphère à travers les branches dénudées des mélèzes, le thermomètre avoisine les -5 degrés. Quelques timides flocons de neige s’invitent et cela tombe bien, il ne manquait plus qu’eux pour sublimer le décor. C’est dans ce cadre, à la parfaite lumière de fin de journée, que s’apprête à se jouer une scène qui parait tout droit sortie d’un western, revisité à la sauce mongole. Dans le rôle du personnage principal, un homme de 33 ans au visage rougi par l’hiver et dont le costume kaki peine à dissimuler la carrure imposante.
Moojig – c’est son nom, prononcez « Mou-Djik » – entre dans un vaste enclos, lasso en main, sous les regards concentrés d’une poignée de nomades appuyés contre les barrières. Autour de lui, un troupeau de chevaux s’agite et commence à trotter en cercle, remuant la terre et soulevant ainsi un amas de poussière. Les équidés se bousculent, donnant l’impression de jouer chacun pour soi. Notre cow-boy des steppes réveille alors son lasso, s’élance et parvient facilement à capturer l’un d’entre eux. Il a besoin d’un second mais préfère passer la main à deux autres prétendants qui, tour à tour, échouent dans leurs tentatives, malgré les indications et les cris d’encouragement d’Enkhbat, un jeune cavalier pas encore entré dans l’adolescence. Moojig reprend finalement la corde au nœud coulant pour la lancer autour du cou d’un autre cheval, avant de pousser le portail pour libérer le reste du troupeau. Du haut de ses huit ans, Enkhjargal, une petite fille au prénom qui apporte « paix et bonheur », s’amuse du spectacle auquel elle assiste pourtant plusieurs fois par an, à chaque changement de saison. Son père vient de choisir deux chevaux qui seront montés par les siens et de donner le coup d’envoi officiel de la transhumance de printemps.
Le quotidien des nomades Darkhad
Le lendemain, c’est une caravane à 510 têtes et 18 roues qui met cap à l’Ouest pour quatre journées d’itinérance. Une centaine de chevaux, 110 yaks ainsi que 300 « pattes courtes », ces chèvres et moutons qui fermeront la marche, à leur rythme. La famille de Moojig a aussi investi dans quelques camions tout-terrain venus de Russie afin de transporter le foin, du bois, et surtout tout le matériel nécessaire pour remonter le camp chaque jour, dont les incontournables yourtes. Chauffées au poêle à bois, ces habitations très codifiées sont à l’image de la société mongole, bercées de spiritisme. L’hiver, en transhumance, elles permettent de réchauffer les corps soumis aux vents glacés même si, une fois l’emplacement choisi et le montage terminé, les nomades ont encore du boulot avant de se reposer près du feu : nourrir certaines bêtes, en traire d’autres ou encore partir en forêt avec le yak le plus costaud de la bande pour en ramener des troncs d’arbres. Ceux-ci seront tronçonnés puis transformés en bûchettes à coup de hache pendant qu’en cuisine, autour du poêle, d’autres s’affairent à la préparation d’un plat à base de mouton. Ainsi va la vie chez ces infatigables nomades Darkhad qui, au milieu de ces longues journées de labeur, trouvent toujours le temps de partager de touchants moments de complicité en famille, où la pudeur apparente laisse vite place aux francs éclats de rire. « C’est vrai qu’on est très attachés à notre famille », sourit Azaa, l’épouse de Moojig. « On s’entend super bien, on est toujours collés les uns aux autres. Et comme on n’a pas de difficulté particulière pendant cette transhumance, on passe de bons moments à rigoler, on peut vraiment être heureux et profiter de cette bonne ambiance ».
Azaa et Moojig se connaissent depuis toujours. Nés la même année dans le petit village de Renchinlkhümbe, leur destin commun était « inévitable ». « On se connait depuis tout petits car on était voisins, cela s’est donc fait naturellement », se remémore Azaa. « On était tout le temps ensemble, car nos familles se déplaçaient aux mêmes moments, dans les mêmes endroits. Pendant ces périodes, sa yourte était à quelques pas de la mienne ». Leurs maisons également, puisque généralement chez les Darkhad, la famille retrouve à chaque saison sa cabane en bois abandonnée un an plus tôt, où elle vivra pour les prochains mois dans une pièce unique d’une trentaine de mètres carrés. Le confort y est sommaire, la décoration aussi. Azaa prend tout de même toujours le soin d’accrocher au mur un portrait de famille, qu’elle transporte avec elle à chaque transhumance.
Les enjeux auxquels ce peuple de Mongolie est confronté
L’installation au camp de printemps et la période qui s’ensuit, jusqu’aux derniers jours du mois de mai, est aussi l’occasion de se retrouver en clan resserré. Durant les rudes hivers, seule saison où ils doivent louer leurs terres, les nomades vivent en effet relativement proches de leurs voisins, afin de pouvoir s’apporter facilement de l’aide en cas de coup dur. Et cela arrive, malheureusement, de plus en plus régulièrement. Les températures peuvent chuter brusquement, jusqu’à -50°C, et surgissent alors les énormes tempêtes de neige qui privent le bétail de nourriture et les hommes de combustible.
Ce phénomène porte un nom, terrible, redouté de tous les éleveurs : le dzud (désastre). « C’est sûr que ce n’est pas quelque chose que l’on souhaite. Quand le dzud est là, c’est vraiment très difficile, toutes les bêtes ou presque courent un risque de mort », décrit Moojig avec un air grave. « La neige tombe en abondance et les animaux sont incapables de se nourrir. S’ils étaient en enclos, ils ne peuvent plus sortir ni gratter la terre. Quand il neige beaucoup, c’est dur pour les hommes aussi car c’est impossible de sortir de la yourte. Et il fait très très froid ». Autrefois considéré comme un phénomène qui survenait tous les 12 ans environ, le dzud revient bien plus fréquemment ces dernières années. Et pour ne rien arranger, il s’invite désormais à la suite d’étés extrêmement chauds, où la sécheresse réduit les pâturages et empêche les bêtes comme les hommes de faire des réserves pour les saisons suivantes. Dans ce pays aux changements climatiques pas encore très bien compris ni expliqués, l’avenir de ce mode de vie nomade se retrouve grandement menacé.
La sédentarisation guette-t-elle pour les enfants de Moojig et Azaa ? « Ce sera à eux de faire leur choix, on ne les force pas », assure le couple en chœur, qui souhaite « qu’ils continuent de faire leurs études » pour le moment. « Il est essentiel de rester attentif aux évolutions de notre société, ajoute Moojig. Le futur de notre mode de vie devient de plus en plus incertain, c’est difficile de se projeter dans le devenir du métier pur et dur d’éleveur ». Très attachés à leurs traditions, les Darkhad auront peut-être plus de mal que certains à s’en défaire. Alors que d’autres nomades, notamment à l’Est du pays, ont cédé à la modernité en encadrant leurs bêtes à moto, eux préfèrent continuer de monter à cheval pendant la transhumance, à l’exception de Moojig, qui prend place à l’avant du cortège dans son imposant camion pour chercher le bon emplacement pour la nuit.
Le rôle des enfants chez les Darkhad
À l’aise sur leurs chevaux, qu’ils montent depuis l’âge de six ans, les enfants offrent plus de garanties et se retrouvent responsabilisés pendant la transhumance. Enkhtuvshin, le fils d’Azaa, et son cousin Enkhbat, tous deux âgés d’une douzaine d’années, ont été désignés pour accompagner le troupeau de yaks, à l’allure tranquille, parfois ralentie par la neige ou le passage d’une rivière gelée. De temps à autre, ils s’écartent du groupe pour y ramener deux yaks attachés l’un à l’autre, qui ont du mal à se mettre d’accord sur la direction à suivre. Ce handicap imposé aux bêtes a pour but de canaliser l’agressivité potentielle de l’une d’entre elles, qui a mis bas dans la nuit. Le nouveau-né, encore trop faible pour suivre le troupeau, est lui transporté dans le camion et devra patienter jusqu’à l’installation du camp pour retrouver sa maman et se nourrir.
Disciplinés depuis le début de la journée, les deux cousins délaissent petit à petit leurs costumes de nomades professionnels pour retrouver, le temps d’un après-midi, leurs âmes de gamins. On ne sait plus qui l’a déclenchée ni qui y mettra un terme, mais, loin du regard de leurs parents, les deux inséparables se livrent une longue bataille de boules de neige, toujours à dos de cheval. Un moment simple et touchant où les rires aigus de deux enfants insouciants viennent rompre la monotonie d’une transhumance qui se déroule sans le moindre accroc. Une fois au camp, ils continuent d’imiter les plus grands en s’affrontant à la lutte ou en tentant de casser un os de mouton qui a servi pour le repas d’un coup sec de la main, comme le veut la tradition.
La fin de la transhumance nomade
Le lendemain, alors que tout le groupe s’apprête à partir, Azaa prend le temps de rassembler quelques bûches de bois pour souhaiter la bienvenue à d’autres nomades en transhumance qui pourraient choisir le même emplacement et leur permettre de préparer l’indispensable thé au lait salé. La jeune femme est de bonne humeur, elle retrouve ce soir sa région natale dans la dépression de Darkhad, l’un des endroits les plus froids de Mongolie. « C’est un moment particulier car nous venons de rester six mois à l’hivernage. C'est vraiment agréable de rentrer chez soi », se réjouit-elle. « La nostalgie de nos terres natales est toujours présente lorsque l'on se déplace ».
Dans la cabane printanière, le temps est venu de remplir les estomacs et de fêter la fin de cette transhumance réussie, à l’aide d’un dîner au menu tout trouvé : un barbecue mongol aux pierres chaudes qui cuisent les légumes… et le mouton, évidemment. Dehors, les spectaculaires montagnes Khoridol Saridag s’illuminent au coucher de soleil. Difficile d’imaginer meilleur « happy end » pour ce chef-d’œuvre mongol, au pied de la Taïga et aux portes de la steppe.
Cette expérience avec les nomades Darkhad demeure une aventure unique et marquante. Pour lire l’article complet sur cette transhumance en Mongolie, rendez-vous sur notre magazine BIVOUAQ en ligne !